Le protectionnisme du marché de la téléphonie mobile au détriment des utilisateurs

Le protectionnisme du marché de la téléphonie mobile au détriment des utilisateurs

10 mai 2019

En 2017, la consommation moyenne en données mobiles des canadiens était de 1.54 gigabytes (ci-après, « GB ») de données par mois alors que la consommation moyenne pour les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (ci-après, « OCDE ») était de 2.82 GB[1].

L’OCDE souligne également que parmi ses 36 états membres, le Canada se place au 30ème rang en termes de nombre d’abonnements per capita[2]Les coûts élevés des forfaits semblent avoir des conséquences directes sur la consommation de données des utilisateurs canadiens et l’accessibilité aux services mobiles.

UN MARCHÉ OLIGOPOLISTIQUE NON CONCURRENTIEL

On fait présentement face à une situation de marché oligopolistique au Canada, c’est-à-dire qu’il y a un faible nombre de vendeurs pour un nombre important de clients. En effet, les trois grands opérateurs Bell, Rogers et Telus se partageaient 92% du marché de la téléphonie mobile en 2018 selon le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications (ci-après, le « CRTC »)[3], l’organisme public indépendant chargé de réglementer et de superviser la radiodiffusion et les télécommunications. Les quelques acteurs du marché peuvent alors fixer les prix, subis par les consommateurs.

Dans son étude annuelle comparative des tarifs des services de télécommunications au Canada et à l’étranger pour 2018[4] (dont suit un tableau récapitulatif), Industrie Sciences et Développement économique Canada (ci-après, l’ « ISDE » ) démontrait que les canadiens continuaient à payer des forfaits de téléphonie mobile parmi les plus élevés alors que les prix ont tendance à baisser partout dans le monde.

Services de téléphonie mobile (tarif mensuel)

 

Canada

É.U.A.

Australie

R.-U.

France

Italie

Allemagne

Japon

Appels

25,73$

28,50$

s.o.

14,49$

10,71$

6,97$

14,34$

s.o.

Appels et message

39,43$

44,29$

s.o.

16,68$

s.o.

11,86$

15,06$

s.o.

1GB de données

70,99$

62,48$

19,40$

32,40$

s.o.

s.o.

30,10$

s.o.

2GB de données

75,44$

61,26$

24,70$

26,56$

30,91$

21,11$

45,80$

81,52$

5GB de données

87,32$

97,88$

27,27$

31,26$

34,31$

29,55$

64,89$

103,07$

10 à 49GB de données

227,87$

206,57$

98,96$

84,77$

66,32$

75,39$

120,88$

222,66$

La prétention des grands opérateurs à l’effet que les prix du marché sont justifiés par l’étendue de notre territoire et faible population n’est plus recevable aujourd’hui. L’Australie, qui possède un territoire et une population dont la répartition est comparable au Canada, propose en effet des forfaits bien plus attractifs.

L’arrivée sur le marché d’autres fournisseurs pourrait faire diminuer les prix. Le géant américain des télécoms Verizon se proposait en 2013 d’entrer sur le marché canadien de téléphonie mobile[5]. Devant l’opposition des grands opérateurs et leur grande campagne médiatique et de relations publiques, Verizon a décidé de ne pas aller de l’avant, et ce malgré le feu vert d’Ottawa[6]. L’industrie des télécommunications demeure un terrain de chasse gardée des entreprises canadiennes. En effet, les investissements étrangers sont freinés en raison de l’obligation pour les entreprises fournissant des services de télécommunications et détenant au moins 10% des parts du marché d’avoir :

  1. un conseil d’administration composé au minimum de 80% de citoyens canadiens; et
  2. dont les actions votantes sont détenues par au moins 80% de citoyens canadiens[7].

Au Québec, Fizz mobile a fait son entrée sur le marché de la téléphonie mobile en novembre 2018, avec pour modèle d’affaires l’offre de forfaits sur mesure à prix très concurrentiels, sans engagement et permettant de reporter ses données non-utilisées au prochain cycle de facturation. La compagnie offre actuellement un forfait appels et messages illimités et 6 GB de données pour 34,20$ par mois[11]. C’est un pas dans la bonne direction, local et encore timide certes, mais qui pourrait peu à peu inciter les concurrents à réviser leurs prix à la baisse.

VERS UN ASSOUPLISSEMENT DES RÈGLES ?

Les prix des forfaits mobiles freinent la participation des canadiens, surtout pour les plus modestes, à l’économie numérique au détriment de leur rôle dans le renforcement de la compétitivité du Canada dans l’économie mondiale. Ottawa le soulignait une fois de plus dans sa directive du 9 mars 2019[12] enjoignant le CRTC à « tenir compte de la concurrence, de l’abordabilité, des intérêts des consommateurs et de l’innovation dans toutes les décisions qu’il prend […] » et ayant pour nobles objectifs de promouvoir la concurrence et mettre en place des forfaits de téléphonie mobile moins chers. Le 17 décembre 2018, le CRTC avait ordonné aux fournisseurs de proposer des forfaits de données à moindres coûts [13] mais n’a toujours pas fait efficacement suite aux propositions décevantes alors reçues : des prix toujours trop élevés et des allocations de données encore trop basses.

La directive est appuyée de recommandations dont le caractère contraignant est difficile à assurer[14] et ne constitue pas la première tentative d’Ottawa de se pencher sur le problème. Devant l’actuelle situation frustrante du marché de la téléphonie mobile et l’incapacité du CRTC à résoudre cette problématique de façon satisfaisante, nous avons besoin d’actions règlementaires urgentes émanant d’Ottawa.

Il est tout à fait légitime de se demander si le protectionnisme canadien sur son industrie des télécommunications[15] – une des législations les plus strictes au monde – est encore justifié dans une industrie dominée par les services sans fil et par l’Internet, déjà largement développés à l’échelle mondiale. Ces règles avaient été mises en place dans le but de protéger la culture du Canada devant la proéminence du contenu télé d’origine américaine en raison de la facilité d’accès transfrontalier aux ondes satellites. La téléphonie mobile est ensuite devenue la responsabilité du CRTC et est assujettie aux mêmes règlementations et restrictions[16].

En plus de faire baisser les prix au Canada, faciliter l’entrée de concurrents sur le marché canadien pousserait nos opérateurs à élargir leurs activités à l’étranger car tant et aussi longtemps que notre cadre légal ne change pas, ils n’ont pas d’incitatifs à s’accroître ailleurs. Considérant leurs effarantes marges d’exploitation de 37,5% pour les services sans-fil [17], il ne fait aucun doute que les opérateurs canadiens sauraient faire bonne figure et être compétitifs sur les marchés étrangers car ils peuvent vraisemblablement se permettre d’absorber une tarification très agressive pour amorcer la pénétration de nouveaux marchés.

Une autre façon de dynamiser la compétition seraient de pousser les trois grands opérateurs de louer leurs fréquences sans-fil à des plus petits fournisseurs régionaux, permettant à ces derniers d’offrir leurs services sur de larges réseaux déjà établis sans supporter les lourds investissements infrastructurels autrement requis[18]. C’est une façon de faire communément répandue ailleurs dans le monde. Le seul geste d’Ottawa pour hausser la concurrence a été de réserver aux fournisseurs régionaux tel Vidéotron 43% du nouveau spectre des fréquences sans-fil (propriété d’Ottawa) mis aux enchères en mars 2019. Les effets de cette mesure demeurent vraisemblablement mitigés en raison des fonds engagés par les opérateurs régionaux, Ottawa ayant amassé à l’occasion près de 3,5 milliards[19].

La connectivité n’est plus un luxe mais une nécessité de nos jours.

Les canadiens sont à juste raison de plus en plus préoccupés par les coûts élevés des forfaits mobiles comme en témoignent les récentes initiatives citoyennes à cet égard telle la pétition du groupe de défense des consommateurs OpenMedia[20], ayant réuni plus de 14,000 signatures à l’appui de la dernière directive d’Ottawa au CRTC[21] et implorant le ministre de l’ISDE, l’honorable Nadveep Bains, d’agir et d’ouvrir le marché à de nouveaux opérateurs devant l’inaction du CRTC.

La situation du marché se doit d’être un enjeu abordé lors des élections fédérales canadiennes de 2019. Le sujet peut paraitre secondaire au vu des autres défis majeurs auxquels nous faisons face (dérèglements climatiques, politique étrangère avec la Chine et les États-Unis, montée des extrémismes … pour n’en nommer que certains), mais lorsque les sondages les plus récents estiment que 48% des canadiens sont chaque mois à deux doigts de l’insolvabilité[22] (chiffre en hausse) et vivent de paie en paie pour joindre les deux bouts, il faut répondre à leurs inquiétudes avec pragmatisme : augmenter le pouvoir d’achat en réduisant les factures salées de téléphonie mobile.

[1] ORGANISATION DE COOPÉRATION ET DE DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUES, OECD Broadband statistics : Mobile data usage per mobile broadband subscription, 2017, en ligne : <http://www.oecd.org/sti/broadband/1.14-MobileDataUsage-2017-12.xls> (consulté le 1er mai 2019)

[2] Sameer CHHABRA, « Canadians consumed an average of 1.5GB of mobile data per month in 2017: OECD »,  Mobile Syrup, 29 juin 2018, en ligne : <https://mobilesyrup.com/2018/06/29/canadians-consumed-an-average-of-1-5gb-of-mobile-data-per-month-in-2017-oecd/> (consulté le 3 mai 2019)

[3] GOUVERNEMENT DU CANADA, CONSEIL DE LA RADIODIFFUSION ET DES TÉLÉCOMMUNICATIONS, Rapport de surveillance des communications 2018, en ligne : <https://crtc.gc.ca/fra/publications/reports/policymonitoring/2018/cmr3d.htm#s60iv> (consulté le 1er mai 2019)

[4] GOUVERNEMENT DU CANADA, INNOVATION, SCIENCES ET DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE, Comparaison des tarifs des services filaires, sans fil et Internet offerts au Canada et à l’étranger -Édition de 2018, en ligne : <http://www.ic.gc.ca/eic/site/693.nsf/fra/00169.html> (consulté le 1er mai 2019)

[5] Pierre COUTURE, « Téléphonie sans fil: l’arrivée de Verizon pourrait provoquer une guerre de prix », Le Soleil, 27 juin 2013, en ligne : <https://www.lesoleil.com/affaires/telephonie-sans-fil-larrivee-de-verizonpourrait-provoquer-une-guerre-de-prix-e2447673a08d71a2732ca27a52207d1e> (consulté le 1er mai 2019)

[6] CBC NEWS, « Verizon not entering Canada’s wireless market after all », 2 septembre 2013, en ligne : <https://www.cbc.ca/news/business/verizon-not-entering-canada-s-wireless-market-after-all-1.1339361> (consulté le 1er mai 2019)

[7] Loi sur les télécommunications, L.C. 1993, c. 38, art. 16(2) à (4)

[8] GOUVERNEMENT DU CANADA, INNOVATION, SCIENCES ET DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE, La concurrence accrue donne lieu à des forfaits de services mobiles moins chers pour les Canadiens, 21 décembre 2018, en ligne : <https://www.canada.ca/fr/innovation-sciences-developpement-economique/nouvelles/2018/12/la-concurrence-accrue-donne-lieu-a-des-forfaits-de-services-mobiles-sans-fil-moins-chers-pour-les-canadiens.html> (consulté le 1er mai 2019)

[9] FRENCHWEB, « [Free mobile] Tous les opérateurs ripostent et dégainent de nouvelles offres », 13 janvier 2012, en ligne : <https://www.frenchweb.fr/free-mobile-les-operateurs-ripostent-et-degainent-de-nouvelles-offres-60110/43119> (consulté le 1er mai 2019)

[10] Stéphane MOUSSIE, « L’impact de Free Mobile sur le marché des télécoms mesuré par l’UFC-Que Choisir », iGeneration, 29 avril 2014, en ligne : <https://www.igen.fr/iphone/2014/04/limpact-de-free-mobile-sur-le-marche-des-telecoms-mesure-par-lufc-que-choisir-83975>

[11] https://fizz.ca/en/mobile-plan?ADDONS[0]=18&CVRG=108&DATA=97&PLAN=1&SMS=223&VOICE=90

[12] Décret donnant au CRTC des instructions relativement à la mise en œuvre de la politique canadienne de télécommunication pour promouvoir la concurrence, l’abordabilité, les intérêts des consommateurs et l’innovation, (2019) 153 Gaz. Can. I, en ligne : <http://www.gazette.gc.ca/rp-pr/p1/2019/2019-03-09/html/reg5-fra.html> (consulté le 2 mai 2019)

[13] GOUVERNEMENT DU CANADA, CONSEIL DE LA RADIODIFFUSION ET DES TÉLÉCOMMUNICATIONS, Décision de télécom CRTC 2018-475, 17 décembre 2018, en ligne : <https://crtc.gc.ca/fra/archive/2018/2018-475.htm> (consulté le 2 mai 2019)

[14] Loi sur les télécommunications, préc., note 7, art. 8

[15] Supra, note 7

[16] Emily JACKSON, « Canada has one of the world’s most protected telecom sectors – and the rates to show for it », Financial Post, 24 juillet 2018, en ligne : <https://business.financialpost.com/telecom/tight-reins-leaves-our-telecom-sector-open-to-criticism-but-sadly-not-competition> (consulté le 2 mai 2019)

[17] GOUVERNEMENT DU CANADA, CONSEIL DE LA RADIODIFFUSION ET DES TÉLÉCOMMUNICATIONS, Rapport de surveillance des communications 2018, préc., note

[18] Emily JACKSON, « Canada has one of the world’s most protected telecom sectors – and the rates to show for it », préc., note 16

[19] LA PRESSE, « Services sans fil: Ottawa récolte 3,5 milliards avec les enchères de spectre », 10 avril 2019, en ligne : <https://www.lapresse.ca/affaires/economie/201904/10/01-5221703-services-sans-fil-ottawa-recolte-35-milliards-avec-les-encheres-de-spectre.php> (consulté le 4 mai 2018)

[20] Marie ASPIAZU, « Thank you for speaking out and telling the CRTC: Put people before Big Telecom! », OpenMedia, 9 avril 2019, en ligne : <https://openmedia.org/en/thank-you-speaking-out-and-telling-crtc-put-people-big-telecom> (consulté le 2 mai 2019)

[21] Supra, note 12

[22] CTV NEWS, « Nearly half of Canadians within $200 of insolvency: survey », 21 janvier 2019, en ligne : <https://www.ctvnews.ca/business/nearly-half-of-canadians-within-200-of-insolvency-survey-1.4262094> (consulté le 2 mai 2019)

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Frédérique Lissoir

Associé et cofondateur

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